Bassan, Walter

Walter Bassan naît le 05/11/1926 à Rovigo, Ain, Italie (IT) - décès le 05/09/2017

Entrée en résistance :

Arrestation : Arrestation pour faits de résistance le 23/03/1944 à Annecy, Haute-Savoie

Détention avant déportation :

  • à l'intendance d’Annecy
  • à la prison Saint Paul de Lyon

Déportation de répression en 1944 :

  • au camp de Dachau — matricule 75823

Interventions

2012 / Villeurbanne / collège Môrice Leroux

  • Date du témoignage : 02/02/2012.
  • Contexte : Discussion avec des élèves organisée par l'AFMD du Rhône.
  • Source : AFMD du Rhône (publication le )
  • Date d'ajout à la base : 06/03/2023
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Ceci est la transcription brute du témoignage avec Walter Bassan, sans coupe, sans montage.

15 : 50 : J’habite en Haute Savoie depuis 1930.

J’ai d’abord habité avec ma famille dans un village et en 1939, nous avons déménagé, nos avons habité à Annecy et j’ai donc passé mon adolescence à Annecy.

En 1940 j’avais pas tout à fait 13 ans quand le 17 juin 1940 nous avons entendu le Maréchal Pétain à la radio dire que la France avait perdu la guerre, qu’il allait demander l’armistice à nos ennemis  et qu’il demandait au peuple de France de respecter les accords qui nous sont imposés par les vainqueurs.

Et puis le lendemain, le 18 juin, il y a eu le discours du Général de Gaulle, que personne n’a entendu – je parle de la population – mais qui a été connue très rapidement : le Général de Gaulle disant : « il faut continuer la lutte »

Alors pour mon père – je dis bien mon père parce que moi j’avais 13 ans, je jouais encore aux billes..

Pour mon père, il n’a pas eu à se poser la question de savoir s’il allait suivre le Maréchal Pétain ou le Général de Gaulle, parce que pour mon père, le Maréchal Pétain était le complice de Mussolini, alors à partir de là, le choix était vite fait.

Moi j’ai passé mon adolescence avec cette perspective de participer à une action contre les occupants, contre les collaborateurs.

17 : 18 : Pourquoi le Maréchal Pétain est-il devenu le complice de Mussolini ?

17 : 22 : Parce que c’était un fasciste.

Il était présenté comme un héros, mais en fait il avait des paroles….

Et en plus Pétain avait été nommé ambassadeur de Franco, qui venait de gagner la guerre civile en Espagne.

Donc moi j’ai passé mon adolescence à Annecy, avec cette perspective de participer un jour à un mouvement de résistance ; alors il faut dire qu’à partir de 1940, les jeunes, comme toute la population d’ailleurs, nous avons été soumis à des restrictions, à des interdictions, à des limitations, à des contrôles, et même par moment, à des humiliations.

Il faut préciser quand même que moi, à 13 ans 14 ans je voulais me faire payer un vélo par mes parents, il fallait que mes parents obtiennent un bon délivré par la préfecture.

Si vous n’avez pas de copain à la préfecture, y a pas de bon…

Une chemise, un pantalon, une veste, une paire de chaussures : il fallait un bon.

On ne pouvait pas les acheter sans un bon délivré par la mairie ; et comme une fois sur deux on n’y avait pas droit… c’est dire qu’on n’arrivait pas à obtenir ce qu’on cherchait.

Or moi, cette situation.. disons que je fais partie de ces gens qui à un moment donné se disent, bon y en a marre, on va se révolter, on va rejoindre les copains qui sont dans la résistance.

C’est ainsi qu’en septembre 1943, 2 mois avant mon dix septième anniversaire, je suis rentré dans un mouvement de résistance.

Ce mouvement de résistance, c’était les FTP c’est à dire les Francs Tireurs Partisans, la compagnie 93-27 qui avait Annecy sous son autorité.

Notre objectif était de monter au maquis, mais un maquis ça ne se construit pas comme çà, il y a toute une structure à mettre en place, que ce soit pour le logement, que ce soit pour la nourriture ou pour les armes.

Alors en attendant que ces structures soient mises en place, on avait demandé, aux jeunes en particulier, de faire des actions clandestines à Annecy et les environs d’Annecy.

C’est ce que nous avons fait.

Parmi la compagnie, il y avait 25 jeunes qui avaient tous entre 15 et 20 ans.

Voilà, cette action clandestine nous l’avons menée jusqu’au 23 mars 1944, parce que à cette date, à la suite d’une trahison, les 25, nous avons tous été arrêtés.

Nous avons été arrêtés par la Milice, qui nous a enfermés dans un lieu qui s’appelle l’Intendance à Annecy, qui est un lieu de torture et non pas une prison.

Nous sommes restés dans ce lieu de torture un mois et après, on nous a transférés à Lyon à la prison Saint Paul.

A la prison Saint Paul à Lyon, nous y sommes restés jusqu’au 29 juin 1944, mais entre temps, à l’occasion du bombardement de l’avenue Berthelot à Lyon, au mois de mai, nous nous sommes révoltés et nous sommes devenus les maitres de la prison. A l’intérieur, on faisait ce qu’on voulait, c’étaient nos gardiens qui avaient peur, pas nous, mais à l’intérieur, parce qu’à l’extérieur, les Miliciens et les nazis, les Allemands, nous empêchaient de sortir avec leurs mitrailleuses. Voilà.

Et le 29 juin au matin, le gouvernement de Vichy ayant livré tous les détenus politiques – parce que les résistants on les appelait politiques à l’époque – ayant livré les politiques aux Nazis – nous étions 700  qui avons été arrêtés dans tous les départements de la région Rhône-Alpes.

Les SS ont fait irruption dans la prison et puis nous ont embarqués à la gare de la Part-Dieu à Lyon, qui était à l’époque une gare de triage, et en wagon de chemin de fer, nous ont emmenés sans nous dire où, mais on a deviné qu’on nous emmenait en Allemagne, mais on ne savait pas où, on ne savait pas ce qu’on allait faire de nous, on pensait qu’on allait nous faire travailler ou éventuellement nous engager dans l’armée.

En fait le train s’est arrêté le 2 juillet au matin (44) devant un camp qui est le camp de Dachau. Et à partir de ce moment là, j’ai connu la vie concentrationnaire que les nazis réservaient à tous les opposants.

Je vous précise avant de vous laisser la parole, que les SS nous ont fait descendre des wagons à coups de cravache et avec les chiens, nous ont fait rentrer dans le camp en courant et sous les coups.

Ils nous ont mis dans un coin du camp, nous ont laissés moisir là deux trois heures, et au bout de deux trois heures les SS se sont occupés de nous, les officiers sont venus, et ils ont appelé un interprète et il lui ont fait dire : « vous êtes rentrés par là, vous ressortirez par là «  Alors par là, c’est le portail qu’on avait franchi le matin en courant sous les coups, et puis par là, c’était au fond  du camp des cheminées qui fument, on apprend vite que ce sont les cheminées du four crématoire.

Ça veut dire que dès notre arrivée,  et l’arrivée de tout convoi d’ailleurs, dans n’importe quel camp d’Allemagne, on savait que quel que soit notre comportement, notre destinée c’était la mort. Mais en attendant de crever, il fallait, nous humilier, nous martyriser brutalement, physiquement et moralement, nous sous-alimenter, et exploiter nos dernière forces de travail en nous faisant travailler douze heures par jour ou par nuit. Voilà ; voilà quel a été le régime nazi ; je peux vous dire qu’il a largement réussi parce que, il faut que je vous précise que la décision des SS, enfin des nazis, d’exterminer ceux qu’ils ont appelés les êtres inférieurs c’est à dire les juifs, les gitans, les tziganes, date  de novembre 1941, ce qu’on dit moins c’est que la même décision concernant ceux qu’ils appelaient les opposants, alors pour nous français c’étaient les résistants, la décision de nous exterminer a été prise en février 42 et ils ont appelé ça l’extermination par le travail.

Alors il faut que vous sachiez qu’entre 1942 et la fin de la guerre qui a eu lieu en mai 45, les nazis ont exterminé l’équivalent de la population de Suisse, c’est à dire 7 millions d’habitants, hommes, femmes, enfants.

Voilà ; et je peux vous assurer…. Faites le compte, faites le calcul un jour, vous verrez… ils ont mis vraiment de la bonne volonté. Voilà.

25 : 18 : Question du public : Vous n’étiez pas aussi à Auschwitz ?

25 : 20 : Auschwitz ? je n’ai jamais été à Auschwitz, j’étais à Dachau moi

25 : 45 : On parle souvent, quand on parle des camps de concentration, d’Auschwitz, mais il faut savoir qu’il y en avait des dizaines de camps de concentration et il y en avait, y compris en France

25 : 58 : Il y en avait en Alsace.

Bon mais je vais donner une précision quand même ;

Il y avait 2 sortes de déportation, la première c’est la déportation raciale, c’est celle qui concerne les juifs, les gitans et les tziganes, et pour moi c’est la plus ignoble parce que ça concerne des familles entières ; alors des familles entières qui sont arrêtées au petit matin, la plupart du temps par la police française, faut pas l’oublier, et depuis le bébé qui est dans son couffin en passant par les enfants d’âges différents, les malades, les vieillards, les grands-pères, grands-mères, ces gens là sont tous arrêtés, ils sont envoyés dans un camp de regroupement et quelques jours après, ils sont expédiés en wagons à bestiaux en Allemagne ; et quatre ou cinq jours après, le train s’arrête devant le camp d’Auschwitz ou annexe d’Auschwitz.

26 : 51 : Ça c’est ce que vous avez entendu ce matin avec le témoin qui lui même a terminé à la gare d’Auschwitz parce qu’il était juif.

27 : 01 : Voilà, alors ça c’est la déportation raciale, et lorsqu’un convoi arrive à Auschwitz, il faut que vous sachiez qu’il y avait une sélection que se faisait immédiatement par les SS, c’est à dire que les SS faisaient mettre de côté tout ce qu’ils estimaient ne pas être en mesure de travailler, c’est à dire les enfants, les malades, les vieillards et ces gens-là étaient expédiés immédiatement à la chambre à gaz.

C’est ce qu’on appelle la sélection.

Et puis les autres, 20  pour cent du convoi, les adultes, enfin tout ce qu’ils estimaient pouvoir faire travailler, ces gens-là rentraient dans le camp ; et là on leur donnait un numéro qui était tatoué sur le bras et puis qu’ils portaient aussi sur leur veste.

Ça c’est la première déportation.

La deuxième, c’est la déportation des opposants et pour nous français, c’est la déportation des résistants.

Or nous, résistants, il n’y a que nous résistants, qui sommes arrêtés, nos familles en principe ne sont pas arrêtées ; et quand on est déporté, il n’y a que nous qui sommes déportés ; il n’y a pas besoin de faire de sélection puisqu’on nous dit que de toute façon votre destinée c’est la mort, qu’on vous fasse crever, c’est tout.

Voilà. Voilà les deux déportations qui ont existé entre 1942 et 1945.

28 : 23 : Et à ce que vous expliquiez il y a un instant, sur ce deuxième type de déportation, elle pouvait conduire au four crématoire ?

28 : 30 : Ah mais c’était l’objectif

28 : 33 : Même pour les résistants ?

28 : 34 : Surtout !

28 : 39 : Le four crématoire, c’est après la mort. On les mettait pas vivants dans les fours crématoires, sauf exception – ils sont allé jusque là – mais ils tuaient les gens par le travail ou après sélection, par la chambre à gaz – des chambres à gaz il y en avait dans tous les camps y compris à Dachau – et ensuite, les gens morts, ils les brûlaient dans les fours crématoires et c’est pour ça qu’ils ont expliqué aux gens comme Walter, vous sortirez par la cheminée.

29 : 18 : Voilà, notre destinée c’est la mort, il fallait nous faire crever, c’est tout.

29 : 21 : Tous ceux qui sont morts en camp de concentration, sauf les deux dernières semaines, ont été incinérés dans les fours crématoires, sans exception.

29 : 36 : Ce que je voudrais préciser c’est que le régime nazi, c’est pas par accident, c’est pas à la suite de la guerre qu’il a pris ces dispositions, le régime nazi c’est un régime raciste, et Hitler à qui on a donné le pouvoir le 29 janvier 1933 avait écrit dans le livre qu’il avait écrit auparavant, qui s’appelle Mein Kampf, qu’il se débarrasserait de tout ce qui s’opposerait à lui puis tout ce qu’il considérait comme des êtres inférieurs, et les êtres inférieurs c’étaient les juifs, les gitans et les tsiganes.

30 : 12 : Les noirs et les « mahométants »…

30 : 16 : Oui ; tout ce qui n’était pas Aryen

30 : 20 : Les noirs, il disait que ce n’était même pas des hommes.

30 : 23 : Et je peux vous dire que les SS qui nous servaient de gardiens, qui étaient plutôt nos bourreaux, étaient de véritables machines à tuer, ils avaient été conditionnés pour nous tuer ; s’ils avaient envie soit de nous battre soit de nous donner un coup de révolver, ils le faisaient, ça n’était pas une bavure, ça faisait partie du conditionnement, ça faisait partie de la mission qu’on leur confiait. Il fallait qu’on disparaisse. Voilà. Et tout ça était fait pour ça.

30 : 56 : A l’époque les femmes ne travaillaient pas ? Si elles travaillaient ; elles ne votaient pas mais elles travaillaient.

Mais les femmes ont été arrêtées comme les hommes, des 2 façons, c’est à dire que des femmes ont été arrêtées dans l’extermination raciale, juives, tsiganes etc.. et des femmes résistantes qui ont été arrêtées et qui ont été déportées dans des camps spéciaux pour femmes, c’est le camp de Ravensbruck ; et puis il y en a eu dans d’autres camps, il y avait des baraques pour femmes, et elles ont eu les mêmes conditions que les hommes et il y en a un même pourcentage qui sont mortes dans les camps, et elles ont travaillé dans des usines ou dans des chantiers comme les hommes, pareil.

31 : 58 : Oui, dans les camps les conditions étaient les mêmes, pour les femmes comme pour les hommes.

Une particularité en ce qui concerne Ravensbruck, c’est qu’on a des femmes qui ont été arrêtées en France pour résistance, et qui étaient enceintes.

Et jusqu’au mois de mars 1945, lorsqu’une femme accouchait à Ravensbruck, la femme SS ou le SS prenait le nouveau-né et le massacrait soit contre le mur, soit dans les seaux d’eau.

Voilà ; voilà la différence avec nous.

32 : 35 : Et comment vous avez fait pour survivre dans le camp ?

32 : 39 : Ben tu sais, j’ai essayé de me défendre, enfin de me défendre.. non ; il faut te dire qu’on était tous destinés à crever ; on nous a fait travailler 12 heures par jour sous les coups, quelque soit le temps etc. et puis nous en contre partie, il faut pas oublier que, je parle moi des français, des résistants… d’abord on avait pris un engagement avant, c’était de combattre les nazis et combattre les collaborateurs français. Ça veut dire qu’on avait une sorte d’idéal, et que cet idéal, quand on est arrivé dans un camp et qu’on s’est retrouvé dans l’enfer, il n’a pas diminué mais au contraire il a augmenté ; ça veut dire que dès le début nous avons compris qu’il fallait que l’on s’entraide, qu’il fallait qu’on s’unisse, qu’il fallait qu’on organise la solidarité etc..  c’est ce que nous avons fait. Et moi je pense que je fais partie de ces gens qui n’ont jamais perdu l’espoir… parce qu’il faut te dire que quand un copain perdait l’espoir, et quand on était sur la place d’appel – Bon un appel qui durait 2 heures, quelque soit le temps, pendant 2 heures on était au garde à vous et la plupart du temps c’était de 4 heures à 6 heures du matin, et si je vous dis qu’en janvier 1945 en Bavière, puisque le camp de Dachau est en Bavière, il a fait – 20 tous les jours,  essayez de vous imaginer au garde à vous à 4 heures du matin avec les habits qui n’ont rien pour vous garder votre chaleur ; et là on avait des copains qui compte tenu du manque de nourriture, de la maladie etc, perdaient toute force de résistance et nous disaient « j’en peux plus moi, j’abandonne, je ne me bats plus «  On pouvait lui dire n’importe quoi, on pouvait lui promettre qu’on lui donnerait même un morceau de pain sur notre ration, y avait rien à faire, y avait un ressort qui s’était cassé, et là il mourait, dans les 3 semaines un mois il mourait, s’il n’était pas tué avant. Voilà.

34 : 55 : Si on revient sur votre engagement dans la résistance, vous nous avez dit que c’est parce qu’à partir du moment où Pétain est arrivé au pouvoir, vous aviez cette association déjà très claire que les idées politiques du maréchal Pétain n’étaient pas conformes aux droits de l’homme, beaucoup de gens en France n’ont pas eu cette écriture là, beaucoup de gens l’ont vu comme un sauveur ou le héros de Verdun, si l’on reprend cette formule.

Qu’est-ce qui fait que vous et dans votre famille on ait eu une conscience politique différente de l’arrivée du Maréchal Pétain au pouvoir ?

35 : 32 : Parce que mon père était un anti fasciste au départ, c’est surtout ça.

Bon c’est vrai que la majorité du peuple français n’a pas participé à la résistance – directement – parce que moi je peux vous dire que en 1943 – 44 si les cultivateurs, les paysans, n’avaient pas aidé la résistance, elle aurait pas été jusqu’au bout, elle aurait pas libéré …… (incompréhensible) ; mais l’engagement tel que je l’ai fait et que ma famille l’a faite, c’est vrai qu’on est une minorité, mais cette minorité….

Bon je peux vous donner un exemple, en 1940, la Haute Savoie était considérée comme un des 3 départements les plus pétainistes de France ; en 1944, c’est le seul département qui se libère tout seul, ça veut dire quoi, ça veut dire que dans la population il y a eu un changement d’état d’esprit et qu’il y a eu des Haut-savoyards qui ont aidé les gens qui se battaient, aussi bien pour les cacher que pour les nourrir.

Parce qu’aussi le maréchal Pétain et le gouvernement de Pétain avaient montré qu’il était fasciste et qu’il était vraiment complice d’Hitler et de Mussolini.

36 : 56 : Est-ce qu’il y avait des prisonniers du camp qui étaient désagréables avec vous ?

37 : 00 : Heu, tu sais, non , en règle générale je crois que tout le monde, même si quelqu’un avait eu envie de faire une vacherie à un copain, il a vite compris que ça ne réussirait pas ; et en plus on avait plus besoin de la solidarité des uns des autres plutôt que de se regarder de travers.

Je vais te donner un exemple de solidarité parce qu’il est symbolique.

On crève de faim hein, on crève de faim 24 heures sur 24, ça il ne faut pas l’oublier, on risque pas d’aller dans une boulangerie et dire tiens, j’achète un morceau de pain, ça n’existe pas pour nous ; on est toujours encadrés par les SS et les chiens et les Kapos, c’est à dire qu’on est coupés de la population, ça il faut le savoir ; on vit dans des camps, des camps qui sont gardés jour et nuit, on est sous le fusil ou le révolver de nos gardiens.

Alors pour contrer cette disposition des nazis, on avait créé des solidarités et je vais vous en raconter une parce que c’est pour moi la plus symbolique.

On avait décidé dès le départ qu’on prélèverait sur notre gamelle 1 cuillère de soupe ; alors une cuillère de soupe, quand on n’a pas faim et qu’on n’aime pas bien la soupe ça fait rigoler  mais quand on crève de faim, je peux vous assurer que se priver d’une cuillère de soupe c’est dur, et bien pourtant pendant des mois, tout le dortoir dans lequel j’étais, environ 250 – au départ on était 350, à la fin on était 200, disons qu’une moyenne ça fait 250 – quand on prélève une cuillère de soupe sur 250 gamelles, et bien en fait ça fait du 15 à 20 gamelles ; et 15 à 20 gamelles, ça permet d’entraider 15, 20 gars selon qu’on distribue une gamelle ou une demi-gamelle aux copains les plus mal en point. Voilà.

39 : 12 : Vous êtes resté combien de temps à Saint Paul ?

39 : 15 : A Saint Paul, je suis resté 2 mois

39 : 20 : En parlant de cet épisode, vous disiez que les résistants avaient pris un petit peu le dessus sur le….

39 : 31 : Bon, on est arrivé à Saint Paul fin avril 44.

La prison Saint Paul, je ne sais pas s’il y en a qui l’ont visitée, mais enfin c’était une prison normale, c’est à dire qu’il y avait le courrier, il y avait le parloir, il y avait.. bon, et puis c’était quand même la guerre…

Il faut que je vous dise quelque chose, entre autre, c’est que, à la prison Saint Paul quand on voulait manger notre soupe – alors on nous distribuait la soupe à travers la petite ouverture qu’il y a dans la porte – quand on voulait la manger cette soupe, il fallait qu’on ferme les yeux parce que la couche supérieure de cette soupe, c’était les moucherons, alors si vous vouliez la manger, il fallait fermer les yeux ; et puis de temps en temps dans la cuillère, on avait un cafard. Voilà.

Alors là aussi je peux vous assurer que le gouvernement français et  tous ceux qui nous servaient faisaient tout pour nous humilier.

Alors, on est restés là et puis il y a eu au mois de mai, je crois que c’est le 27 mai, il y a eu le bombardement de l’avenue Berthelot et à cette occasion, et bien nous, nous sommes révoltés ; à tel point qu’on a cassé les portes de nos cellules – on était 5 par cellule – bon, on a cassé nos portes et on est devenus les maîtres à l’intérieur de la prison, mais à l’intérieur…

Alors c’est vrai que les gardiens de prison rentraient faire leur boulot, ça y avait pas de problème, mais enfin ils avaient plus peur de nous qu’autre chose.

Et puis le 29 juin au matin le gouvernement de Vichy nous a livré aux SS et on nous a embarqué.

41 : 38 : Je voudrais revenir sur votre détention en camp ; vous parliez de l’extermination par le travail ; quel type de travail on faisait faire parce que vous étiez quand même nombreux et il fallait occuper tout ce monde.

41 : 55 : Oui mais vous savez en Allemagne, tout ce qui était masculin était dans l’armée ; il n’y en avait pas beaucoup d’hommes, à part ceux qui étaient vieux ou qui étaient blessés. On nous faisait travailler.

Alors le travail, ça dépend.

Si vous aviez de la chance vous alliez travailler en usine, je dis de la chance parce que à l’usine on travaillait 12 heures, mais on était au milieu de la population civile, aussi bien allemande qu’étrangère tel que les travailleurs français du STO ou même des autres pays, des autres nations, et pendant ces 12 heures les SS n’osaient pas nous toucher, ne nous balançaient pas de coups de cravache ou autre – je peux vous assurer qu’ils se rattrapaient après – mais pendant 12 heures on était au chaud et tranquilles, on ne recevait pas de coups.

Si vous n’aviez pas de chance, on vous envoyait travailler sur un chantier, soit de terrassement, soit de construction, soit de déblaiement, parce que l’Allemagne a quand même été bombardée d’une façon… comme j’ai jamais vu ça ; toutes les villes étaient bombardées ; à tout bout de champ il y avait un bombardement ; et ce qu’il faut savoir, c’est que pendant un bombardement, toutes les bombes n’explosent pas, et il fallait donc déblayer ; dans le déblaiement, il y avait des risques qu’on fasse exploser des bombes à ce moment là ; et les allemands, les SS plus que les autres, préféraient que ce soit nous qui passions de vie à trépas.

Alors par exemple on travaillait sur les chantiers de terrassements.

C’était toujours à l’extérieur de la ville.

Alors il fallait y aller le matin ; on faisait 4, 5, 6 kilomètres à pied. A partir de là, on arrivait sur le chantier et pendant 12 heures on devait travailler, alors la pelle, la pioche, tout ce que vous voulez et pendant 12 heures, quelque soit le temps.

S’il pleut toute la journée et bien vous travaillez toute la journée sous la pluie.

Si à un moment donné vous donnez l’impression de ralentir le mouvement, vous avez obligatoirement un SS ou un kapo qui vous balance soit un coup de crosse de fusil, soit un coup de cravache, soit il vous envoie un chien dessus.

Voilà.

Alors sur tous les chantiers extérieurs c’est comme ça.

44 : 11 : Et vous personnellement, vous avez pratiqué toutes ces tâches ?

44 : 14 : J’ai tout fait oui.

J’ai travaillé en usine, j’ai travaillé sur les chantiers.

J’ai reçu des coups partout, comme tout le monde d’ailleurs.

Vous savez, les SS étaient des machines à tuer, il ne faut pas l’oublier ; la première chose à vous mettre dans la tête parce que le système nazi était comme ça, il fallait qu’il élimine tout ce qui avait osé le combattre, c’est pas compliqué…. Et ils étaient conditionnés de telle façon…. Mais ils les conditionnaient même tout gamins puisque quand on allait ou on revenait d’un chantier, si on rencontrait des gamins de 10, 12 ans, ces gamins ramassaient des cailloux et nous les jetaient ; parce que ces gamins qui étaient obligatoirement dans les Jeunesses Hitlériennes, on leur disait que nous, nous étions des asociaux, des ennemis du 3ème Reich, et ces gamins manifestaient ces sentiments en nous lançant des cailloux.

45 : 11 : Et est-ce que vous avez tenté éventuellement de résister, si tant est que ce soit possible, à l’intérieur du camp ? je ne sais pas, tenter éventuellement de désobéir, ou voire de tenter une évasion ? Est-ce que c’est quelque chose qui a pu vous  traverser l’esprit ?

45 : 30 : Oui, alors, la résistance s’est organisée tout de suite ; le seul fait de s’unir et de se serrer les coudes, c’est déjà une résistance

45 : 40 : Et de survivre..

45 : 43 : Oui oui, absolument, c’est ça la résistance.

Mais il y en avait une autre.

Bon il faut que je vous dise quand même… je vais quand même vous expliquer ce qu’était une journée d’un déporté.

Alors une journée de déporté elle commence à 4 heures du matin.

A 4 heures du matin vous avez les SS avec les chiens et les kapos qui font irruption dans le dortoir ; et là vous avez quelques secondes pour vous sortir de votre chalit, vous habiller si vous vous êtes déshabillé, et courir à l’extérieur pour aller sur la place d’appel.

Sur la place d’appel, vous vous mettez en rang, en rang par 5, au garde à vous, et pendant 2 heures… vous avez un appel qui dure 2 heures.

C’est pas que les SS ne savent pas compter, ils savent aussi bien compter que vous et moi, sauf que ça fait partie de la torture morale, et pendant ces 2 heures on a des copains qui lâchent, qui tombent, quoi c’est fini, ça existe…

Au bout de 2 heures on nous fait rentrer à nouveau dans le dortoir où on nous sert ce qu’on a appelé le café mais en fait, il n’y avait pas un grain de café dedans… c’était noir, c’est pour ça qu’on l’appelait café mais ça avait un mérite, c’est que c’était chaud, et avec ça on nous donne un petit morceau de pain qui faisait en gros 3 centimètres d’épaisseur ; et puis au bout d’une demi-heure on re-sort, on revient sur la place d’appel.

Sur la place d’appel on se remet en rang par 5  et là, il y a les patrons allemands qui viennent et qui disent : j’ai besoin de 15, 20, 50… voilà ; Et là, les SS comptent 15… 20… et puis les groupes s’en vont, toujours encadrés par les SS, les chiens et les kapos, ça ça s’arrête jamais ; et là pendant 12 heures, si c’est sur un chantier vous travaillez, si c’est dans une usine vous travaillez, etc.

Au bout de 12 heures on revient au camp.

Là il y a un nouvel appel.

Mais il ne dure pas, c’est vite fait

Et on rentre à ce moment là dans notre dortoir, et c’est le seul moment de la journée pour nous  où on est « entre nous », je dis bien « entre nous », il n’y a pas, ni kapo, ni SS, rien.

Alors là on nous sert la soupe ; alors la soupe elle est faite avec des trognons… je ne sais pas si vous aimeriez la goûter. Enfin…

Et puis, c’est là où la résistance, entre nous s’organise.

C’est que on a avec nous bien sûr toutes les catégories professionnelles qui peuvent exister.

Dans la résistance il y a eu de tout, il y a eu des professeurs, des ingénieurs, il y a eu des artisans, de toutes sortes d’artisanat, il y a eu des dentistes, des docteurs etc..

Et alors, comme on est entre nous, et pour éviter que les copains perdent le moral en ressassant les coups qu’ils ont reçus pendant la journée, on organise des petites conférences, avec un toubib, avec un professeur, avec un ingénieur.

On choisit les thèmes à chaque fois, ça dure une heure en gros.. et pendant ce temps on discute et on ne ressasse pas la journée qu’on nous a fait subir.

Et puis il y en a une autre aussi de style de conférence.

C’est que notre objectif quand même, c’est de nous attaquer à la production allemande, autrement dit saboter ce qu’on nous fait faire.

Seulement le sabotage, il ne faut pas l’oublier, c’est que si on était pris pour sabotage, c’était la pendaison ; alors pour faire un sabotage qui soit valable, il vaut mieux savoir comment on peut faire pour saboter, alors suivant que si vous êtes à l’usine ou sur un chantier, on demandait à un copain soit maçon dans une construction, ou même  un métallurgiste ou autre  et  on expliquait ce qu’on faisait, et là le copain nous expliquait comment on pouvait faire sans se faire prendre.

Et là je peux vous assurer que ça a fait du mal, ce genre de sabotage.

J’ai un exemple, j’ai participé, c’est pour ça que j’en parle :

A l’usine, c’était une usine qui faisait des pièces pour l’aviation ; c’est des pièces vraiment de précision, au millionième..

Quand ces pièces étaient finies, elles étaient vérifiées par les allemands eux-mêmes. Et il y a une commande de 50 pièces qui est partie une fois et il y en a 40 qui sont revenues inutilisables.

On n’a rien eu nous, parce que c’était les allemands qui en dernier faisaient la vérification, ils n’auraient pas dû les laisser partir.

Voilà ce qu’on faisait et je peux vous assurer que ça entretenait le moral.

50 : 42 : Pendant vos séances de travail, vous disiez que vous étiez parfois confrontés à la population mais est-ce que vous aviez des solidarités, est-ce que vous aviez des échanges ?

50 : 54 : Non. On arrivait à avoir des rencontres ou des mots avec des travailleurs français. Je peux vous dire que les travailleurs français ont toujours eu une bonne conduite, les STO ?, les STO oui, mais c’était toujours en cachette parce si un allemand était pris à nous donner un morceau de pain, il se retrouvait à côté de nous, alors…

L’aide de la population civile, pratiquement elle n’a pas existé.

Mais c’est pas parce qu’ils nous étaient obligatoirement hostiles, c’est tout simplement parce qu’ils avaient peur d’être arrêtés, c’est tout.

51 : 44 : Mais vous disiez qu’il y a eu des résistants anti nazis allemands.

51 : 50 : Ah mais c’est sûr ça !

Ce que je n’ai pas dit c’est que, Hitler a eu le pouvoir, je dis bien a eu le pouvoir le 29 janvier 1933 et le 22 mars 1933 le premier camp de concentration qui ouvrait, c’était le camp de Dachau.

Après il y a eu d’autres camps, il y en a eu une centaine presque, parce que les nazis ont tout fait pour éliminer tout ce qui pouvait s’opposer à eux.

Suit une longue intervention de Lisette De Philipis, sur des clichés photos pris par les républicains espagnols et cachés par une femme allemande jusqu’à la fin de la guerre.

Compléments biographiques

Walter Bassan naît dans une famille déjà engagée contre le fascisme du régime de Mussolini. Son père, afin d’éviter l’oppression du régime, s’expatrie en Belgique, puis en France, en Haute-Savoie, où il trouve du travail comme manutentionnaire au moulin de Juvigny. Il sera rejoint par sa famille en 1930. En 1943, à l’âge de 17 ans, il rejoint un groupe de 25 jeunes de la résistance intérieure française ayant tous entre 15 et 20 ans. Vendus par des délateurs, ils sont dénoncés à la Milice et arrêtés le 23 mars 1944. Ils sont emmenés à l’intendance d’Annecy où sévissait la section politique anti-communiste et où ils sont interrogés sous la torture. Après un mois passé là-bas, ils sont transférés à la prison Saint-Paul de Lyon. Environ 700 résistants du Rhône y sont prisonniers.

Lors du bombardement de l’avenue Berthelot (Lyon), les membres du groupe de Walter sortent de leurs cellules respectives et prennent le pouvoir en prison, mais cela ne les libérera pas pour autant. Ils sont ensuite mis dans des wagons. Ces jeunes pensaient être envoyés en Allemagne afin d’y travailler mais, en descendant du train, ils se retrouvent au camp de Dachau. Il retrouve la liberté à Kempten en avril 1945, après 11 mois passés là-bas. Il se battra ensuite constamment pour les valeurs de la Résistance et contre toutes les formes de violence sociale : inégalités, xénophobie, haine raciale… Walter Bassan fait partie de l’association Citoyens Résistants d’Hier et d’Aujourd’hui. Dans ce cadre, il entretient la mémoire de ces gens et continuait de raconter son récit à des jeunes, à des adultes et à des aînés. Il travaille à la Sécurité Sociale où il est délégué syndical.

En 2009, Gilles Perret achève son reportage réalisé en suivant Walter Bassan pendant deux ans. Il sort ensuite le film Walter, retour en résistance, qui retrace sa vie de résistant. Le 27 mai 2012, Walter Bassan fait l’allocution finale du rassemblement organisé sur le plateau des Glières (Haute-Savoie) par l’association Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui (CRHA) depuis 2007. A partir de novembre 2013, il est président de la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes (FNDIRP). En 2014, il fait partie, symboliquement à la dernière place, de la liste « l’Humain d’abord » aux élections municipales de la ville d’Annecy. Walter Bassan est décédé à l’hôpital Dufresne-Sommeiller de La Tour où il a été admis pour un cancer.

Sources et compléments d'informations

Bassan, Walter
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